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Chroniques
Modeste Moussorgski
Хованщина | Khovantchina
Un an après sa prise de poste à la Bayerische Staatsoper, Kent Nagano s’attelle au répertoire russe, tel qu’il le défendit à plusieurs reprises [lire notre critique du DVD Le coq d’or]. Pour ce faire, il choisit Khovantchina de Moussorgski qu’il joue dans la version de Dmitri Chostakovitch (1959), avec le final d’Igor Stravinsky (1913), à l’instar de Claudio Abbado, il y a quelques années au Salzburger Festspiele.
Le chef californien ouvre la représentation dans une pâte profonde, dense et cependant très précisément dessinée. D’emblée la puissance dramatique se révèle dans une trame orchestrale infiniment travaillée. Au fil des cinq actes, la direction s’avère tant tragique que rythmique lorsqu’il le faut, peut-être insuffisamment méditative – dira-t-on « spirituelle » ? – sur certains passages. Après le poids bien vu des coups campanaires sur la prière du leader « hérétique », la fin du premier acte gagne une intensité rare. Le II est introduit par des cordes tendres, dans une élégance séductrice – cultivée, au fond, comme le personnage central de cet épisode. On regrette une fosse qui manque ensuite de noirceur dans les invocations magiques, tout en approuvant le moelleux dont elle se pare pour l’entrée du chœur de l’Acte III, de la délicatesse qui la caractérise dans le IV, enfin de la majesté ténue par laquelle elle conduit la scène finale.
Contre toute attente, la distribution vocale compte peu d’artistes russes, ce qu’osent fort peu de maisons européennes. En cette édition 2007 de son Opernfestspiele, le Nationaltheater de Munich n’a pas à rougir d’un tel choix. Outre de l’excellence de son Chœur, l’institution bavaroise peut s’enorgueillir du Kouska parfaitement impacté de Kevin Connors (ténor étatsunien), du Varsonofiev coloré de la jeune basse catalane Marc Pujol, comme du Scribe un peu acide mais au grand souffle d’Ulrich Reß. Parmi les rôles secondaires – mais les ouvrages de Moussorgski en regorgent ! –, c’est surtout la jeune Lana Kos qui crève l’écran : à vingt-trois ans (lors de cette captation), elle donne une Susanna voluptueusement projetée, étonnante d’autorité vocale, dans un teint plus proche du mezzo que du soprano qu’elle est cependant (tout donne à penser que nous aurons affaire à un « grand dramatique » d’ici quelques années).
Khovantchina, c’est principalement un septuor vocal diversement sollicité (mais de comparable importance dramatique, au moins). À ce rang, le soprano finlandais Camilla Nylund offre un aigus fulgurant à Emma, ardemment convoitée par Andreï, autrement dit Khovanski-faucon, que chante Klaus Florian Vogt, tendre à pleurer. Le conspirateur Chakloviti bénéficie de la ferme robustesse du baryton-basse Valery Alexeev, tandis qu’en Golitsine l’on découvre la souveraine ligne de chant du ténor britannique John Daszak, efficace par l’art plus que par les moyens (le timbre n’a rien de moins ou de plus qu’un autre) et particulièrement vaillant dans la confrontation des seigneurs. Avec une émission nettement moins maniérée qu’à l’accoutumé, Anatoli Kotcherga impose un Dosifeï qui satisfait sans bouleverser. C’est bien plutôt à Doris Soffel qu’on doit l’émotion : phrasé charnu, souffle inépuisable, grand format avec un aigu envahissant, malgré un grave un peu terne – elle n’est assurément pas dans la forme où la trouvait la Teinturière toulousaine quelques mois plus tôt [lire notre chronique du 6 octobre 2006] –, sa Marfa convainc. En final d’Acte III, sa vision de l’issue du drame gagne toute son intensité dans le chant. Enfin, Paata Burchuladze domine la scène en Khovanski père, dit Cygne blanc : la voix n’en finit pas et, quoiqu’entravée par une mise en scène parfois encombrante, la présence est simplement écrasante.
C’est à Berlin (Deutsche Staatsoper) qu’il fut donné à Dmitri Tcherniakov de révéler ses talents hors de Russie (Boris Godounov, sous la direction de Barenboim). Cet ex-stagiaire du Mariinski de Saint-Pétersbourg signe mise en scène et scénographie de cette Khovantchina. On en admire spontanément la conception, dès le lever de rideau : cinq alvéoles y composent autant d’espaces de jeu strictement délimités : la maison Khovanski en jardin-bas, la chambre du tsar au-dessus, celle de la tsarevna en cour-haut et la maison Golitsine en dessous, avec la rue au centre. Voilà qui induit la figuration de deux personnages que l’ouvrage évoque sans cesse sans les montrer : tsar et tsarevna. À quelle(s) fin(s) ? Tout d’abord, la présence du souverain exerce un son poids sur les évènements relatés, quand bien même ledit souverain est montré comme un avorton fragile qui ne grandira que sur le malheur de son peuple et la division organisée des princes. Ensuite, le dispositif va permettre à Tcherniakov de « dépasser » – ou « limiter » selon le point de vue – l’argument par une intrigue de palais qui s’apparente plus à la galéjade boulevardière qu’à la trame politique : le boyard Chakloviti partage les nuits de la tsarevna. Non content d’en être l’amant, encore s’avère-t-il fanatique du pouvoir impérial, ce qui motive ses machinations à l’encontre de Golitsine et Khovanski.
Jusque-là, l’idée peut se tenir, quoi qu’on en pense ; mais le traitement de l’idée va discréditer l’exercice. Dans des costumes d’aujourd’hui, la caractérisation des personnages se fait assez évidemment, par les anoraks des Streltski – la milice sanglante de Khovanski qu’on voit nettoyer des cadavres au début –, les fourrures extravagantes des nobles, etc. Certains détails de jeu sont parlants et justes : le baiser volé d’Ivan au I, ainsi qu’un Andreï doux à faire peur ou encore le chien irrésistible de Marfa (la gifle !), la moquerie du fils, etc. Mais très vite l’omniprésence du revolver (même Dosifeï l’utilise pour calmer la foule…) fait dérailler l’action. Dès l’Acte II l’accent est lourdement mis sur les mauvaises manières de Khovanski, mais là encore certaines qualités déjouent l’excès. Au III, Marfa est chahuté, un peu de cette façon dont on bouscule le Yourodivi dans Boris. On lui vole bijoux et fourrure, on la dépouille avec force cris embarrassants. Et parce qu’on en veut à sa nature sensuelle, c’est dans la provocation d’un striptease qu’elle chante sa ballade, terminée dans un baiser brûlant à Susanna… d’où sa colère ! De là à barbouiller de marc de café la courtisane repentie, il n’y avait qu’un pas que Tcherniakov franchit cordialement. Encore nous montre-t-il le tsar dévorant sans couverts un cygne rôti – même au n-ième degré, c’est lassant. Les Streltski briseront joyeusement la guitare sur le crâne de Kouska, casseront la figure au Scribe, avant qu’au IV Khovanski condamné asperge toute sa maisonnée de vodka, qu’une vieille parente l’abatte, qu’il se relève sourire aux lèvres pour lancer une grenade qui fait tout voler en éclat. Puis les soldats du tsar enlève la régente pécheresse, Golotsine atrocement ensanglanté (c’en est presque drôle) part sous escorte en exil, les Streltski déchus sont fusillés en caleçon (ici, toutes les scènes d’humiliations arborent caleçon) après qu’on les ait graciés (!), et ainsi de suite jusqu’au final : le plateau n’est plus divisé – le pouvoir est absolu, oui –, intégralement occupé par les Vieux-Croyants ; pour tout feu c’est sous la lumière qu’on rallume peu à peu dans le théâtre qu’ils s’immolent. Aux saluts, Tcherniakov est autant hué qu’acclamé : à vous d’en juger.
BB